La ROUSSOTTE
ACTE PREMIER
Le lieu
LE CABINET D’AFFAIRES DE GIGONNET
An fond, au milieu, armoire à deux battants ouvrant sur la scène. - Porte d’entrée, pan coupé, droite, fenêtre, premier plan, id. - Porte, pan coupé, gauche. - Porte, premier plan, id. - Grande caisse de sûreté entre ces deux portes. - Bureau de Gigonnet à droite, fauteuil de bureau à côté de la fenêtre. - Chaise de l’autre côté du bureau. De chaque côté de l’armoire, un fauteuil. - Petit bureau - debout avec un registre, entre la porte, premier plan gauche et le manteau d’Arlequin.- Chaise près de ce bureau. - Près du fauteuil de gauche de l’armoire, une table ronde avec tapis vert, A côté une chaise. - Dans la caisse, sur des tablettes, des assiettes, des verres, des couverts, des serviettes et une nappe. - Laisser l’espace nécessaire pour y faire tenir un homme. - Au-dessus de la porte de l’armoire, on lit : SALLE OU CONSEIL DE SURVEILLANCE. - Au-dessus de la porte, premier plan, gauche : DIRECTION DU CONTENTIEUX. - Sur le mur du salon, à droite, grande affiche sur laquelle on lit: COMPAGNIE GÉNÉRALE POUR LE CHAUFFAGE DU POLE NORD - CAPITAL SOCIAL 880 MILLIONS (ILLIMITED), GIGONNET ET COMPAGNIE, DIRECTEURS A PARIS. CONSEIL DE SURVEILLANCE. - Des noms avec une accolade, et dans le milieu de ladite : ANCIENS PRÉFETS. -
NOTA : LES SOUSCRIPTIONS NE SONT REÇUES QU’AU SIÈGE DE LA SOCIÉTÉ, CHEZ MM. GIGONNET ET COMPAGNIE.- A gauche, une autre affiche plus petite sur laquelle on lit : A VENDRE 150 ACTIONS DE LA SOCIÉTÉ DES FONDRIÈRES DE LA NÉVA. – S’ADRESSER A MM. GIGONNET ET COMPAGNIE. - Ce salon n’a que deux plans.
SCÈNE PREMIÈRE
GIGONNET, ADÈLE
Gigonnet écrivant sans s’occuper
d’Adèle debout près de lui.

ADÈLE

Voyons, Gigonnet, le petit Gigonnet de mon cœur !

GIGONNET

Vous êtes encore là ?...

ADÈLE

Cent cinquante francs, ce n’est pas grand-chose, pourquoi ne voulez-vous pas me les prêter ?

GIGONNET

Je ne peux pas. (appelant) Médard !

ADÈLE

Gigonnet... mon petit Gigonnet...

GIGONNET

Serviteur, Mademoiselle !.. (appelant plus fort) Eh bien, Médard, monsieur Médard ?

Entre Médard.


SCÈNE II

Les mêmes, MÉDARD.

MÉDARD

Voilà, patron !

ADÈLE, à Médard.

Vous avez une bonne figure, vous !... Comment se fait-il qu’avec une figure comme ça, vous restiez dans la maison d’un pareil coquin ?

MÉDARD

Je n’ai pas eu le choix, Mademoiselle, je vous assure que si j’avais eu le choix...

ADÈLE

A la bonne heure !... comme ça, je comprends... (à Gigonnet) Au revoir, Gigonnet.

Elle sort.


SCÈNE III

GIGONNET, MÉDARD.

GIGONNET

Qu’est-ce que vous avez dit tout à l’heure ?... que si vous aviez eu le choix...

MÉDARD

Ça m’a échappé.

GIGONNET

Pourquoi n’avez-vous pas répondu plus vite tout à l’heure ?... Vous dormiez, n’est-ce pas ?... ou vous vous occupiez encore de compositions littéraires ?...

MÉDARD

Non, patron ! je compulsais des dossiers... J’écrivais cette sommation que vous envoyez au sieur Tiquetonne, de Montrouge, pour avoir à payer une somme qu’il a déjà payée une fois, mais dont vous supposez qu’il n’a pas gardé le reçu.

GIGONNET

Vous l’avez là, cette sommation ?

MÉDARD

La voici.

GIGONNET

Et l’affaire de Péronne ?... où en est l’affaire de Péronne ?... C’est bien aujourd’hui que la jeune fille doit arriver ?

MÉDARD

Oui, patron, l’aubergiste chez qui elle était en service a dû lui-même la mettre en chemin de fer. Elle arrivera à Paris dans une heure et tout de suite elle viendra ici, je lui ai écrit que Mr. Gigonnet, ancien avoué, avait à lui communiquer quelque chose.

GIGONNET

Anne-Marie, n’est-ce pas ?.. Cette jeune fille, car c’est bien une jeune fille... Elle n’est pas mariée...

MÉDARD

Non ! elle n’est pas mariée.

GIGONNET

Cette jeune fille s’appelle bien Anne-Marie ?

MÉDARD

Oui, Patron ! Parait qu’on l’appelle aussi la Roussotte, à cause de ses cheveux... Ça me rappelle, il y a trois mois... j’y passais justement, à Péronne... j’y faisais mes vingt-huit jours, et je crevais de soif, à cause de l’étape qui avait été longue... une jeune fille qui avait les cheveux de cette couleur-là, se mit à rire en me regardant.

COUPLETS.

Le souvenir de cette jeune fille
Est toujours là, toujours charmant et doux.
Je la revois avec son œil qui brille,
Je la revois avec ses cheveux roux.
En me voyant tout penaud à la porte,
Elle se mit à rire avec candeur,
Elle a conquis mon cœur en quelque sorte.
En quelque sorte elle a conquis mon cœur.

GIGONNET,
s’approchant de Médard.

Qu’est-ce qui lui prend ?

MÉDARD

Elle tenait à la main des cerises,
En souriant, elle me les jeta !
Oui, je sais bien, tout ça c’est des bêtises,
Je n’oublierai jamais ces cerises-là.
Je n’oublierai jamais sa mine accorte.
Elle s’enfuit comme un rêve trompeur.
Elle emporta mon cœur en quelque sorte,
En quelque sorte elle emporta mon cœur.

GIGONNET,
de plus en plus stupéfait,

Vous devenez fou, monsieur Médard ?

MÉDARD

Non, patron, ce que je dis là est la pure vérité, j’emportai des cerises, et elle... elle emporta...

GIGONNET

En voilà assez. Monsieur... je ne vous donne pas quinze francs par mois pour que vous veniez me raconter : « Elle emporta mon cœur. »

MÉDARD

En quelque sorte.

GIGONNET

C’est à se demander où j’avais la tête le jour où je vous ai choisi pour faire de vous le chef de mon contentieux.

MÉDARD

Le fait est qu’elle est assez drôle la façon dont vous m’avez choisi. Il y a cinq jours j’arrive chez vous. Je savais qu’une de vos spécialités était de retrouver les parents de ceux qui n’en avaient pas. Cette situation se trouvant tout justement être la mienne, je mets devant vous mes papiers de famille, et je vous dis : Voilà, pouvez-vous avec ça, vous charger de me retrouver un père ?… Vous ne regardez pas mes papiers, vous me regardez, et vous me dites : « Mon chef du contentieux vient de me quitter pour entrer à la banque de France, ça vous irait-il de le remplacer ?... »
Je vous réponds que ça m’irait et me voilà installé À ce propos, je voulais toujours vous demander en quoi consistaient mes fonctions de chef du contentieux ?

On sonne


GIGONNET

On a sonné, vous n’entendez pas ?

MÉDARD

Si fait.

GIGONNET

Eh bien, allez ouvrir.

MÉDARD

Ah ! bien... Être chef du contentieux, chez vous, ça consiste à aller ouvrir quand on sonne. Fallait le dire, voilà tout, fallait le dire...

il sort


SCÈNE IV

GIGONNET, puis MÉDARD.

GIGONNET,
seul.

Anne-Marie, la Roussotte... Je ne me trompe pas, c’est bien là cette fille égarée depuis dix ans, que le comte Dubois-Toupet m’a chargé de retrouver.

MÉDARD,
entrant.

Patron... c’est un Mr. Édouard...

GIGONNET

Mr. Édouard.

MÉDARD

Oui, patron.

GIG0NNET

Faites-le entrer !

MÉDARD, annonçant.

Mr. Édouard.

GIGONNET

Il est inutile d’annoncer.

MÉDARD

Ah ! je croyais qu’en ma qualité de chef du contentieux...

ÉDOUARD,
entrant, il ôte son chapeau !

Bonjour, papa Gigonnet.

MÉDARD,
à part.

Tiens ! il a les cheveux rouges, Mr. Édouard, c’est comme ma jeune file de Péronne.

Il sort.


SCÈNE V

GIG0NNET, ÉDOUARD.

GIG0NNET

Bonjour, monsieur Édouard.

ÉDOUARD

Ça va bien ?

GIGONNET

Ça ne va pas mal. Vous venez me demander un peu d’argent ?

ÉDOUARD

Non.

GIGONNET,
étonné.

Non ?

ÉDOUARD

C’est pas mal d’argent que je viens vous demander,, et non pas un peu.

GIGONNET

Combien ?

ÉDOUARD

Trente mille.

GIGONNET

Fichtre ! ... le baccarat toujours ?...

ÉDOUARD

Ah ! mon Dieu, quand on a comme moi la funeste manie de tirer à cinq... Mais c’est fini... je renonce, je suis décidé à quitter Paris, à ne plus mettre les pieds dans un cercle…

GIG0NNET

Ah ! c’est bien, cela... c’est très bien !

Il va à son bureau.


ÉDOUARD

Je vais à Monaco. J’ai beaucoup travaillé depuis un mois. J’ai étudié une marche, je la crois infaillible.

GIGONNET

Et c’est pour vous en assurer que vous venez-me de mander trente mille francs ?

ÉDOUARD

Juste.

GIGONNET

Il faudrait des garanties.

ÉDOUARD

Oh ! j’en ai.

GIGONNET

Tant mieux !

ÉDOUARD

J’ai ma marche.

GIGONNET

J’aimerais mieux autre chose.

ÉDOUARD

Elle est infaillible. Je l’ai expérimentée en me servant de haricots... Avec trente haricots, j’en ai gagné un million cent soixante mille.

GIGONNET

Fameux, ça. On pourrait faire sauter Potin.

ÉDOUARD

Au lieu de trente haricots, supposez trente mille francs... Tâchez de me les trouver, il y aura mille francs pour vous, en dehors de l’intérêt… illégal que vous prenez d’ordinaire.

GIGONNET

C’est bon... je tacherai, revenez demain.

ÉDOUARD,
en sortant.

Tâchez, papa Gigonnet... tâchez, mille francs pour vous. .

Il sort.


SCÈNE VI

GIGONNET, MÉDARD,

GIGONNET

Des billets de mille francs... des chipotages... Ce que je voudrais... c’est une grosse somme, gagnée d’un seul coup... une somme énorme, qui me permettrait d’être honnête. Ah ! l’honnêteté...

MÉDARD,
entrant.

C’est le Chinois.

GIGONNET

Comment, le Chinois ?

MÉDARD

Le grand Chinois... ce monsieur qui a fait fortune en Chine. (lui donnant une carte) il ma dit de vous remettre sa carte.

GIGONNET
lisant

Le comte Dubois-Toupet… C’est lui que vous appelez le grand Chinois, (il s’élance vers la porte). Ah ! vous êtes toujours dans mes jambes... (il fait passer Médard devant lui, numéro 1) Entrez donc, monsieur le comte… monsieur le comte, je vous en prie, donnez-vous donc la peine d’entrer.

Dubois-Toupet entre,
il regarde autour de lui d’un air un peu étonné.
Gigonnet lui présente Médard qui est à son
bureau, le dos tourné à Dubois-Toupet.
SCÈNE VII

Les mêmes, DUBOIS-TOUPET.

GIGONNET

Mon chef du contentieux, un garçon très distingué... il a quitté la banque de France pour entrer chez moi.

DUBOIS-TOUPET
sans regarder Médard.

Il a eu tort.

Il s’assied.


MÉDARD

Je me retire, n’est-ce pas, patron... je me retire...

Il sort.


GIGONNET

Oui, voyez à la première division !...

SCÈNE VIII

DUBOIS-TOUPET, GIGONNET.

GIGONNET

Asseyez-vous donc, monsieur le comte, je vous en prie, donnez-vous la peine de vous asseoir...

DUBOIS-TOUPET

Pas de cérémonies... en Chine nous ne les aimons pas... vous m’avez écrit une lettre dans laquelle vous me dites que vous avez retrouvé ma fille ?...

GIGONNET

Oui, monsieur le comte, vous m’aviez chargé de retrouver votre fille et votre fils, vous voyez que j’ai déjà fait la moitié de la besogne.

DUBOIS-TOUPET

Si ce que vous dites est vrai, vous n’aurez pas à vous plaindre de moi... je vous donnerai trois fois la somme que je vous ai promise... et ce n’est pas tout... une fois que je vous aurai récompensé pour avoir retrouvé ma fille, rien n’empêchera ma fille de vous récompenser pour lui avoir fait retrouver son père... Elle est assez riche pour cela.

GIGONNET

Elle est riche ?

DUBOIS-TOUPET

Elle est riche... Un million.

GIGONNET

Que vous lui donnez ?

DUBOIS-TOUPET

Non pas... un million qui est bien à elle... ça lui vient de sa mère.

GIGONNET,
à part.

La voilà, la fortune... la fortune et l’honnêteté. Il faut absolument que j’épouse cette fille-là, avant de la lui rendre.

DUBOIS-TOUPET

Qu’est-ce que vous dites ?

GIGONNET

Rien.

DUBOIS-TOUPET

Vous êtes bizarre, vous parlez tout le temps, et quand on vous dit : « Qu’est-ce que vous dites ? »... vous dites que vous ne dites rien.

GIGONNET

Je vous demande pardon... Je suis obligé de penser à tant de choses... De quoi parlions-nous ?

DUBOIS-TOUPET

Nous parlions de ma fille... quand la verrai-je ?

GIGONNET

Mais bientôt... dans une huitaine ou une quinzaine.

DUBOIS-TOUPET

Comment, huit ou quinze jours... vous m’avez écrit que c’était pour aujourd’hui. ..

GIGONNET

Je vous ai écrit ça, moi ?

DUBOIS-TOUPET

Oui, et j’ai là votre lettre. (la lui montrant) Vous n’allez pas me dire qu’elle n’est pas de vous, je suppose ?

GIGONNET

Si fait ! elle est bien de moi, mais je ne sais pas où j’avais la tête... Cette lettre est bien de moi, mais ce n’est pas à vous qu’elle était adressée.

DUBOIS-TOUPET

Ah ! ah !

GIGONNET,
allant à son bureau.

Non... elle était adressée à un autre client qui, lui, doit en effet voir sa fille aujourd’hui, tandis que …

DUBOIS-TOUPET

Tandis que moi, je ne puis voir la mienne que dans huit jours.

GIGONNET

Oui...

DUBOIS-TOUPET

Ou dans quinze jours ?

GIGONNET

Oui, il y a des démarches..

DUBOIS-TOUPET

Décidément, vous n’êtes qu’un farceur... Serviteur, monsieur Gigonnet.

Il va pour sortir et ouvre la porte du fond.
Cette porte au-dessus de laquelle sont écrits ces mots :
Conseil. de surveillance, est la porte d’un placard
contenant les habits de Gigonnet.


GIGONNET

Pas par là, monsieur le comte... c’est mon conseil de surveillance.

DUBOIS-TOUPET,
en sortant.

Oh ! oui, un farceur !….

SCENE IX

GIGONNET, puis MÉDARD.

GIGONNET,
seul

Enfin... il est parti... j’avais une peur qu’elle n’arrivât pendant qu’il était là... Un million... mon idée est bien simple... J’épouse la Roussotte, et une fois que je l’ai épousée, je dis au comte Dubois-Toupet, la voilà votre fille, vous voyez bien que je l’ai retrouvée...
Voyons, voyons, il faut plaire pour épouser et pour plaire, il faut être joli... hum !. Enfin avec un petit complet de trente-cinq francs et un coup de fer… Médard ! et bien,. . . Médard ?…

MÉDARD
entrant

Patron !...

GIGONNET

Vous allez rester ici, Médard, et si cette jeune fille que nous attendons...

MÉDARD

La Roussotte ?...

GIGONNET

Oui, si elle vient avant mon retour, vous la recevrez avec les plus grands égards, vous entendez ? ...

MÉDARD

Oui, patron.

GIGONNET

Et travaillez en m’attendant... vous ne faites rien... je ne vous donne, pas quinze francs par mois pour que vous ne fassiez rien. Travaillez, Monsieur.

Il sort.


SCÈNE X

MÉDARD,
seul.

Oui, je vais travailler, mais pas à tes infamies... je vais, travailler à ce qui doit me donner un jour la fortune avec la gloire... Voyons, je tiens le refrain.

Y a pas à dire.
Je dois couronner la flamme à
A celui qu’enflamma Flamma.

Flamma, c’est une femme... je l’ai appelée Flamma, parce que avec enflamma, ça donne un effet comique... enflamma Flamma... C’est un effet comique. Maintenant il faut que je fasse le corps du couplet... ça n’a pas d’importance, mais enfin, il faut le faire...

L’autre jour au restaurant,
Je voyais mon pauvr’ soupirant

(on frappe) Entrez...
J’ voyais mon pauvr’ soupirant

(on frappe une seconde fois) Entrez donc !..»

Tout seul à sa petite table.
Me lancer un regard lamentable.

SCÈNE XI

MÉDARD, LA ROUSSOTTE.

LA ROUSSOTTE
chargée de paquets et
traînant une grosse malle.

Monsieur Gigonnet, ancien avoué ?

MÉDARD

Il est sorti... mais c’est moi qui le remplace... Entrez donc !

LA ROUSSOTTE

Me voilà, Monsieur...

MÉDARD,
se retournant.

Ah ! mon Dieu... mes cheveux rouges de Péronne... la jeune fille qui emporta mon cœur...

LA ROUSSOTTE

Qu’est-ce qu’il y a ?...

MÉDARD

Alors, comme ça, vous ne me reconnaissez pas ?...

LA ROUSSOTTE

Non.

MÉDARD

Cherchez bien...

LA ROUSSOTTE

Je vous assure...

MÉDARD

A Péronne... le régiment... le jeune réserviste qui crevait de soif et à qui vous avez donné des cerises…

LA ROUSSOTTE

Attendez donc !...

COUPLETS

1

Attendez ! Je m’ rappell’ maint’nant
Ce tourlourou tout blanc de poussière,
Empêtré dans son fourniment,
Qu’avait pas l’air à son affaire...
Il mangeait là son pain tout sec.
J’ lui dis : Voulez-vous que je vous donne
Des ceris’s pour manger avec ?
C’est pas d’ refus, la bell’ personne...
Il croqua de bon appétit
Tout’s les ceris’s et tout’ la miche.

MÉDARD,
parlé.

C’était moi... c’était moi !...

LA ROUSSOTTE

Quoi ! c’était vous de qui qu’ j’ai dit...
En v’ là un qu’est pas mal godiche !. .
Vous m’ dit’s : Vos ceris’ s, c’est combien ?
J’ vous répondis : Ell ‘s n’ sont pas chères...
Et pour vous ça sera pour rien.
Car j’aim’ beaucoup les militaires.
Mais j’ vis bien qu’ ça vous chiffonnait
De m’ devoir comm’ ça quelque chose,
Car vous ajoutâtes : Il y aurait
Un moyen d’ m’acquitter... mais j’ n’ose...
Un p’tit baiser m’ porterait bonheur.
Va pour un p’tit baiser, j’ m’en fiche.

MÉDARD,
avec enthousiasme

Et alors qu’est-ce que j’ai fait, moi ?

LA ROUSSOTTE

Vous en prit’s deux et de bon cœur.
Pas si godich’ pour un godiche !

Là, vrai, là, si vous ne m’aviez pas rappelé tout cela... jamais je ne vous aurais reconnu.

MÉDARD

Je vous ai reconnue tout de suite, moi... et maintenant encore. (La Roussotte rejette ses cheveux en arrière) Tenez, ce geste-là, vous l’avez fait après avoir jeté les cerises.

LA ROUSSOTTE

Oh ! il y a bien longtemps que je le fais.... toute petite on me le faisait déjà remarquer.

MÉDARD

Et maintenant, malheureuse, que venez-vous faire ici ?...

LA ROUSSOTTE

Comment, ce que je viens faire, mais je ne sais pas moi, c’est vous qui devez le savoir.

MÉDARD

Non, je ne sais pas... Le patron ne me l’a pas dit : mais ce doit être dû propre.

LA ROUSSOTTE

Eh !... là !

MÉDARD

Vous ne savez donc pas où vous êtes ici ?...

LA ROUSSOTTE

Je suis chez Mr. Gigonnet, ancien avoué.

MÉDARD

Ancien avoué ? Jamais il n’a été avoué,… vous êtes chez un agent d’affaires véreux… tout ce qu’il y a de plus véreux... Il se passe ici des choses. Tenez, en voulez-vous un exemple ?...

LA ROUSSOTTE

Je veux bien.

MÉDARD

Eh bien ! il y avait un pauvre cordonnier qui était dans l’embarras... et je pourrais vous en raconter cent comme ça, si je voulais... Il y avait une duchesse qui avait besoin d’argent parce que son bon ami avait perdu aux cartes, alors elle est venue ici... ici, chez Mr. Gigonnet... et elle lui a dit : « C’est pas tout ça, il me faut de l’argent pour Rodolphe. » Parce que, dans ce monde-là, on peut bien faire tout ce qu’on veut, mais il faut payer ses dettes de jeu. Mon patron a répondu : « De l’argent, je n’en ai pas, mais je connais quelqu’un qui prête à la petite semaine. » Et savez- vous qui est-ce qui prêtait à la petite semaine ?

LA ROUSSOTTE

C’était le cordonnier ?

MÉDARD

Non... c’était justement le duc, le mari de la duchesse, alors quand il a vu que sa femme avait fait des billets... ça en a fait des histoires... Vous comprenez, des histoires à n’en plus finir... Vous êtes dans une caverne, ici, malheureuse enfant, voilà où vous êtes.

LA ROUSSOTTE

Mais, alors, comment y êtes-vous, vous ?

MÉDARD

Oh ! moi...

LA ROUSSOTTE

Qu’est-ce que vous avez ?... Je vous ai fait de la peine ?

MÉDARD

Non. Pourquoi je suis ici ?... Pensez-vous que je puisse choisir mon état, malheureux orphelin... Un jour, on me ramassa dans la rue... Comme il avait plu depuis quarante jours on m’appela Médard. Alors, que faire ? Lancé dans la vie, il faut bien vivre... et je suis entré ici... et si j’y reste, c’est que j’ai quelque chose qui me fait supporter tout ce que je vois, tout ce que j’entends.

LA ROUSSOTTE

Qu’est-ce que vous avez qui vous fait supporter ?..

MÉDARD

La poésie !

LA ROUSSOTTE

Hé ?

MÉDARD

Vous ne comprenez pas ?

LA ROUSSOTTE

Non.

MÉDARD

Un jour, je suis entré au café-concert... c’est un endroit dans lequel on boit et on chante... Vous comprenez ?

LA ROUSSOTTE

Parfaitement. Café, on boit... Concert, on chante !

MÉDARD

Dans ce café-concert, il y avait un monsieur qui chantait :

Je m’en vais aux eaux avec Zaza
Zozo avec Zaza
Zozo.

LA ROUSSOTTE

Oh ! c’est gentil, ça !... Est-ce que vous la savez tout entière ?

MÉDARD

Non.

LA ROUSSOTTE

Oh ! c’est fâcheux.

MÉDARD

En entendant ça, j’ai eu froid à l’estomac.

LA ROUSSOTTE

Vous aviez pris une fraîcheur.

MÉDARD

Non, c’était l’enthousiasme... l’enthousiasme du poète... Je suis rentré, et depuis ce temps-là... je pioche... j’en ai en train : En voici les titres : « Qui n’entend qu’une cloche n’entend qu’un melon…- J’attends l’omnibus qui monte à Picpus... Avec un genou sur la tête, on ne saurait pas marcher droit »
Ce n’est pas bon... je sens que ça n’est pas bon, mais ça ne fait rien. Je lutte, et le jour où j’aurai triomphé, adieu le contentieux de Mr. Gigonnet. - En attendant, je suis bien aise d’y être pour rester avec vous, pour vous défendre...

LA ROUSSOTTE

Vous croyez donc que je cours des dangers, sérieusement ?

MÉDARD

Si vous en courez, malheureuse enfant, je crois bien que vous en courez.

LA ROUSSOTTE

Eh bien, je m’en fiche pas mal !

MÉDARD

Comment ?

LA ROUSSOTTE

D’abord je ne suis pas poltronne, et puis... puisque nous sommes là tous les deux...

MÉDARD

Ah ! ce regard que vous aviez en me jetant les cerises. (La Roussotte rejette ses cheveux en arrière.) Et puis, le petit geste.

LA ROUSSOTTE

On vient.

MÉDARD

C’est le patron, n’ayons pas l’air de nous connaître.

Entre Gigonnet, tout habillé de neuf et frisé.


SCÈNE XII

Les mêmes, GIGONNET,

GIGONNET,
à part.

Elle est là, je la tiens !... (haut) Laissez-nous, monsieur Médard...

MÉDARD

Mais, patron...

GIGONNET

Laissez-nous, je vous dis...

MÉDARD,
à part.

Sapristi ! il s’est fait friser... il s’est fait friser et il embaume... Qu’est-ce que ça veut dire ?

Il sort en faisant des signes à la Roussotte.


SCÈNE XIII

GIGONNET, LA ROUSSOTTE.

LA ROUSSOTTE

Mr. Gigonnet, ancien avoué ?...

GIGONNET

C’est moi. Vous avez des papiers à me remettre ?

LA ROUSSOTTE

Oui, je sais… (les lui donnant) En v’ là d’abord qui viennent de la mairie, c’est mon état-civil.

GIGONNET
à part.

C’est bien elle, c’est bien mon million ! (il se passe la main dans les cheveux, lance un regard vainqueur à la Roussotte et se remet à examiner les papiers.) En effet, et puis un certificat du maître d’école.

LA ROUSSOTTE

Oh ! je suis très bien instruite.

GIGONNET

Ça se voit. Mais il y a des pièces qui ne vous concernent pas...

LA ROUSSOTTE

Ah ! oui, ça concerne un frère que j’ai eu et qui a disparu. Édouard, on l’appelait le Roussot. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. J’ai entendu dire qu’il avait fait fortune.

GIGONNET

Tant mieux !

LA ROUSSOTTE

Mais si ça vous est inutile, rendez-les moi.

GIGONNET

Non, non !... Je les garde, (à part) Ça peut servir !

LA ROUSSOTTE

Et puis voilà le certificat de mon dernier maître.

GIGONNET

L’aubergiste de Péronne ?

LA ROUSSOTTE

Oui...

GIGONNET

Tout est en règle. Vous êtes bien la personne que j’attendais.

LA ROUSSOTTE

Qu’est-ce que vous avez à me dire ? Dites-le moi tout de suite.

GIGONNET

J’ai à vous dire que je vous ai fait venir pour vous...

LA ROUSSOTTE

Pour me...

GIGONNET

Pour vous faire occuper une position brillante, (à part) Je ne peux pas lui dire comme ça, tout de suite...

LA ROUSSOTTE

C’est-y pour être bonne dans une maison où il y aura de bons gages et pas grand’ chose à faire ?

GIGONNET

Oui, si vous voulez.

LA ROUSSOTTE

Je crois bien que je veux, combien qu’il y aura de gages ?

GIGONNET

Ce que vous voudrez.

LA ROUSSOTTE

Eh !

GIGONNET

Cent francs... Deux cents francs..

LA ROUSSOTTE

Par an ?

GIGONNET

Non, par mois...

LA ROUSSOTTE

Où ça ?

GIGONNET

Ici, chez moi..

LA ROUSSOTTE

Ah !..
.

GIGONNET

Si vous voulez une avance... j’ai là ma caisse...

LA ROUSSOTTE

Non, je ne demande pas ça, mais... (elle regarde autour d’elle) Enfin, il faut croire que vous faites des économies sur le reste, afin de bien payer vos domestiques... On peut toujours essayer... Où est ma chambre ?

GIGONNET

Votre chambre ?

LA ROUSSOTTE

Oui.

GIGONNET,
à part.

Je vais lui donner la mienne... (haut) Là, au fond du couloir, à gauche.

LA ROUSSOTTE
regarde encore une fois autour d’elle.

Enfin, qu’est-ce que vous voulez ?... Une place pareille, ça ne peut pas se refuser... Je m’en vais voir ma chambre. (revenant brusquement et levant la main) Vous n’avez pas d’idées contre l’honneur, au moins... parce que si vous aviez des idées contre...

GIGONNET

Non... non... au contraire...

LA ROUSSOTTE

C’est bon, alors... je m’en vais dans ma chambre.

Elle sort.


SCÈNE XIV

GIGONNET, puis MÉDARD.

GIGONNET,
seul.

Là... au fond du couloir. Maintenant, débarrassons-nous de Médard.

Il l’appelle. - Rentre Médard.


MÉDARD

Eh bien! où est-elle donc ?

GIGONNET

Qui ça ?. . La Roussotte ?... Elle est là, dans ma chambre.

MÉDARD

Elle va rester ici ?...

GIGONNET

Qu’est-ce que ça peut vous faire ?...

MÉDARD

Rien, rien du tout...

GIGONNET

Prenez cette sommation que vous avez écrite tout à l’heure, et portez-la au domicile du sieur Tiquetonne.

MÉDARD

A Montrouge ?

GIGONNET

Oui... au Grand-Montrouge...

MÉDARD

C’est bien, c’est très bien.

Entre la Roussotte.


SCÈNE XV

Les mêmes, LA ROUSSOTTE.

LA ROUSSOTTE

Me voilà prête, qu’est-ce que j’ai à faire ?

GIGONNET

Ce que vous avez à faire ?

LA ROUSSOTTE

Oui.

GIGONNET

Eh bien ! mais je ne tarderai pas à dîner, mettez le couvert.

LA ROUSSOTTE

Où sont les assiettes ?

GIGONNET

Ah ! c’est vrai, vous ne savez pas...

Il va à la caisse et se penche
pour faire jouer le ressort et ouvrir.


MÉDARD,
bas.

Il veut se débarrasser de moi. Il m’envoie à Mont- rouge.

LA ROUSSOTTE,
bas.

C’est loin ?

MÉDARD,
bas.

Très loin.

LA ROUSSOTTE,
bas.

Mais je ne veux pas, alors...

MÉDARD,
se relevant, bas.

N’ayez donc pas peur...

GIGONNET,
se relevant.

Tenez, vous trouverez là-dedans tout ce qu’il vous faut, (à Médard) Et bien ? Qu’est-ce que vous faites là ?...
Vous n’êtes pas parti ?

MÉDARD

Je m’en vais !... Je prends mon chapeau.

GIG0NNET

Allez donc !

MÉDARD

Je ne peux pas aller à Montrouge sans mon chapeau.

Il sort.
LA ROUSSOTTE
mettant le couvert avec ce
qu’elle prend dans la caisse.

Drôle de buffet, tout de même. En ont-ils de ces inventions, dans ce Paris...

MÉDARD,
rentrant.

Qu’est-ce -que c’est que ça, encore ?... Qu’est-ce que c’est que ça ?... Ce marmiton que je viens de rencontrer.

Entre un marmiton apportant
un dîner somptueux.


GIGONNET

Eh bien ! c’est mon dîner que je fais venir... Qu’y a-t-il là qui vous étonne ?... Allez-vous en, Monsieur, allez où je vous ai dit.

MÉDARD

Vous m’autorisez à prendre l’impériale de l’omnibus ?

GIGONNET

Oui.

MÉDARD

Je vais prendre l’omnibus qui va de la gare de l’est à Montrouge ?

GIGONNET

Oui... oui... allez... (Médard sort. - Au marmiton) Il y a bien tout ?

LE MARMITON,
mettant les plats sur la table.

Oui, Monsieur, voyez...

GIGONNET

C’est très bien.

Le marmiton s’en va,
Gigonnet se met à table.
La Roussotte va et vient tout en servant.


SCÈNE XVI

GIGONNET, LA ROUSSOTTE.

LA ROUSSOTTE

Eh bien ! c’est bon. Si vous faites des économies, ça n’est pas sur votre nourriture.

GIGONNET

Ah ! ah ! c’est très gai ce que vous dites là... Vous êtes gaie...

LA ROUSSOTTE

Je suis pas triste.

GIGONNET

Tant mieux, tant mieux. Si je me mariais jamais, je voudrais une femme qui fût gaie.

LA ROUSSOTTE

Ne me regardez pas comme ça.

GIGONNET

Pourquoi ?

LA ROUSSOTTE

Parce que je rirais. Et je ne yeux pas rire. Une fois que je ris, c’est terrible...

GIGONNET

Causons un peu, voyons. Il y a longtemps que vous étiez chez cet aubergiste de Péronne ?

LA ROUSSOTTE

Il y a bien sept ou huit ans. Quand le père Savarin n’a plus été là, il a bien fallu chercher de l’ouvrage...
J’ai trouvé une place chez l’aubergiste de Péronne, j’ai accepté.

GIGONNET

Et dame, il a fallu travailler.

LA ROUSSOTTE

Oh ! oui. Je faisais les chambres, je répondais aux voyageurs...

GIGONNET

Et jamais d’amoureux ?

LA ROUSSOTTE

Vous dites ?

GIGONNET

Jamais d’amoureux ?

LA ROUSSOTTE

En v’ là une bêtise !

GIGONNET

Comment ?

LA ROUSSOTTE

Demander à une belle fille comme moi, si elle n’a jamais eu d’amoureux... Certainement si... j’en ai eu... et à remuer à la pelle !

RONDEAU

Pour les compter, mes amoureux.
Faudrait les compter par douzaines,
J’ faisais beaucoup d’effet sur eux,
J’ leur procurais des turlutaines !..
L’ premier était un grand causeur,
Qui parlait toujours politique,
Il était commis - voyageur,
Et très enjôleux, mais bernique !
Un jour, me trouvant sans témoin.
Il m’ prit la taill’... c’est un’ misère,
Mais s’il avait été plus loin
Je ne l’aurais pas laissé faire.

Le deuxième était tout doré
Avec des manchett’s de batiste,
Il avait un bonnet fourré,
Je crois que c’était un dentiste...
Il me pria de lui verser
Un vin de chez nous qui vous grise,
Ses yeux se mirent à briller,
Moi je d’vins roug’ comme un’ cerise...
Il m’embrassa la lèvre... au coin...
C’était, ma foi, fort téméraire...
Mais s’il avait été plus loin
Je ne l’aurais pas laissé faire !

Le dernier était à cheval,
Il était au moins capitaine,
Il avait un air martial
Et portait la mine hautaine.
Il a demandé son chemin
Aux gamins sortant de l’école,
Puis il partit à fond de train
Sans m’adresser une parole.
Moi non plus je n’ lui parlai point,
Il disparut dans la poussière...
Mais je sentis quand il fut loin...
Ou’ lui j’ l’aurais peut-étr’ laissé faire...

GIGONNET

Ah ! il y en a un que vous auriez laissé faire ?

LA ROUSSOTTE

Il y en a toujours un comme ça...

GIGONNET

Et... est-ce qu’il me ressemblait ?...

LA ROUSSOTTE,
se tenant à quatre pour ne pas rire.

Ah ! ben... non... ne me dites pas ça...

Ici Gigonnet vide son verre
pour se donner du courage,
puis il regarde la Roussotte
d’un air tendre.


GIGONNET,
à part.

Il faut pourtant que je me décide à faire ma demande. (haut) La Roussotte !

Il lui prend les mains. Médard entre.


SCÈNE XVII

Les mêmes, MÉDARD.

GIGONNET

Hein ?..

MÉDARD

J’ai oublié mon mac-farlane !

GIGONNET

Comment, c’est encore vous ?

MÉDARD

Oui, Je ne peux pas aller à Montrouge sans mon mac-farlane...

GIGONNET

Je vous en donnerai, moi.

MÉDARD
a pris son mac-farlane.

Voilà !... Je l’ai.

GIGONNET

Allez-vous en donc !

MÉDARD

Je prendrai aussi l’impériale pour revenir,- n’est-ce pas ?

GIGONNET

Oui, prenez ce que vous voudrez !

MÉDARD

Je débiterai trente centimes au grand-livre ?

GIGONNET

Eh! oui... Allez-vous en ! (il le pousse dehors) A-t-on jamais vu !... Un homme que je charge d’une mission importante, un homme à qui je donne quinze francs.. . non quinze cent francs par mois.

SCÈNE XVIII

GIGONNET, LA ROUSSOTTE.

LA ROUSSOTTE

C’est peut-être parce qu’il n’a pas envie de s’en aller !... Allons, remettez-vous et buvez !... Asseyez-vous !

GIGONNET

Oui, je boirai, mais à une condition...

LA ROUSSOTTE

Laquelle ?

GIGONNET

C’est que vous boirez avec moi.

LA ROUSSOTTE

Oh ! quant à ça, tant que vous voudrez…

GIGONNET

Vraiment ?

LA ROUSSOTTE

Là-bas, à l’auberge, je buvais toujours avec les voyageurs, moi... Ça ne me faisait rien, eux, ça leur faisait quelque chose, et alors…

GIGONNET

Et alors ?...

LA ROUSSOTTE

Alors, ils faisaient de la dépense, c’est ce que voulait le patron...

GIGONNET

Ça ne vous fait rien ?. . . Asseyez -vous.

LA ROUSSOTTE

Oh ! rien du tout. Tandis qu’à vous, ça commence à vous faire quelque chose.

GIGONNET

Oh !..

LA ROUSSOTTE

Oh ! si… et je ne vous donne pas cinq minutes pour dire une bêtise.

GIGONNET

Il n’y a pas de danger. Je suis un homme sérieux. Asseyez-vous. Martin Gigonnet, ancien avoué...

LA ROUSSOTTE

C’est un bon état ?

Elle s’assied à la table.
GIGONNET

Si c’est un bon état... Vous n’avez pas l’air de croire que c’est un bon état ?

LA ROUSSOTTE

Moi, je croirai tout ce que vous voudrez.

GIGONNET

C’est un bon état... je vous assure. Je gagne de l’argent, beaucoup d’argent... Mais j’en gagnerais encore plus si j’étais marié.

LA ROUSSOTTE

Pourquoi ça ?

GIGONNET

Parce qu’un homme marié, ça inspire plus de confiance.

LA ROUSSOTTE

Eh bien, alors, pourquoi ne vous mariez-vous pas ?

GIGONNET

Mais avec qui ?

LA ROUSSOTTE

Est-ce que je sais, moi. . .

GIGONNET

Prendre une femme dans le grand monde... dans mon monde... Je le pourrais, si je voulais... mais c’est bien scabreux. Elles ont des instincts de coquetterie, de dépense. Tenez, savez-vous l’idée qui me vient en vous voyant, vous si gaie, si dure au travail ?

LA ROUSSOTTE

Non... Quelle est l’idée qui vous vient ?... (a part) La v’là, la bêtise, il va la dire.

GIGONNET

L’idée qui me vient... c’est au lieu de chercher dans le grand monde, c’est de t’épouser, toi, tout uniment.

LA ROUSSOTTE

La v’ là !... Elle y est... et y a pas cinq minutes...

GIGONNET

Eh bien ! . . . Vous ne répondez pas ?…

LA ROUSSOTTE,
éclatant de rire.

C’est pas ma faute... je vous ai dit que quand je me mettais à rire...

GIGONNET

Je vois ce qu’il te faut, à toi... Tu veux qu’avant de réparer ses torts, on commence par en avoir. Eh bien, c’est bon, on en aura...

LA ROUSSOTTE

Qu’est-ce que ça veut dire, ça ?

GIGONNET,
buvant.

Ça veut dire que je vais d’abord te prendre un baiser, puis deux baisers, puis trois, puis quatre...

LA ROUSSOTTE
l’arrêtant.

Ah ! n’ faites pas ça.

COUPLETS

I

N’ fait’s pas ça, j’ suis très bonne fille,
Je suis douce comme un mouton.
Je suis gentille, très gentille,
Je frais pas d’ mal à un hanneton.
Mais vous auriez tort, mon p’tit père,
D’ prendre avec moi ces manières-là...
N’ fait’s pas ça, ça n’est pas à faire,
Dans votre intérêt, n’ fait’s pas ça !

II

J’ suis superb’ quand je suis en rage,
L’œil qui brill’, les cheveux au vent,
J’ vous ai un’ façon d’ femm’ sauvage.
C’est un spectacl’ qui f’rait de l’argent. .
Mais si vot’ personn’ vous est chère,
N’ vous payez pas ce spectacl’ là...
N’ fait’s pas ça, ça n’est pas à faire,
Dans votre intérêt, n’ fait’s pas ça !

GIGONNET

Tant pis, je me risque.

Elle lui donne un grand soufflet.


LA ROUSSOTTE,
poursuivie par Gigonnet, et
lui jetant à la tête
tous les dossiers qui sont sur le bureau.

Tiens donc !… tiens donc !…

SCÈNE XIX

Les mêmes, MÉDARD.

MÉDARD,
entrant.

Qu’est-ce qui se passe donc ici ?

GIGONNET

Rien!... Rien!... Nous jouons !...

LA ROUSSOTTE,
allant à Médard.

Mais, pas du tout... Il a voulu m’embrasser...

MÉDARD,
l’embrassant.

Vous embrasser... le misérable... Mais, je suis là, et je vous emmène...

GIGONNET

Et vous croyez que je vous laisserai partir ?...

MÉDARD

Mais, certainement, je le crois, mais certainement. (il saisit Gigonnet et le fourre dans la caisse) Là, comme ça, au moins, il y aura quelque chose dans la caisse...

LA ROUSSOTTE

Pas grand’ chose... mais quelque chose...

MÉNARD

Venez vite...

LA ROUSSOTTE

Mais, il me manque...

MÉDARD

Prenez mon mac-farlane...

LA ROUSSOTTE

Allons, maintenant...

GIGONNET,
crevant le haut de la caisse
avec sa tète et apparaissant.

A moi, à moi !...

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